« C’est bien
plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celles des personnes
célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui
n’ont pas de nom. » Walter Benjamin
"Mémoires blessées" fait état de plusieurs mémoires traumatiques en
quête de reconnaissance : la subalternité des poilus de la Grande Guerre, le
génocide des Arméniens, l’Espagne franquiste et la guerre civile, la
destruction des Juifs d’Europe, Sétif, les harkis, les dictatures chilienne et
argentine, mais aussi le décès d’ouvriers lié à l’amiante, le vécu difficile de
l’émigration… Des histoires qui a priori n’ont rien à voir entre elles, mais
qui sont somme toute liées par une expérience similaire : une souffrance tue,
ou non audible, qui se doit d’être révélée et analysée par l’historien pour
rendre le passé intelligible.
En ce qui concerne le cas
singulier de la destruction des Juifs d’Europe sous le nazisme, il s’agit de ne
pas tomber dans le double écueil de la sacralisation et de la banalisation.
« Avec la sacralisation, il n’y aurait plus d’analyse possible, toute
quête d’intelligibilité serait vaine à jamais ; mais avec la banalisation,
c’est le relativisme et ses impasses qui rendraient alors illusoire toute
approche un tant soit peu critique et responsable. »
L’auteur considère que « les traumatismes des uns
concernent aussi les autres, et inversement. » Il porte ce regard de
l’historien, attentif aux témoignages qui remontent jusqu’à aujourd’hui, il est
celui qui écoute « la singularité de drames humains particuliers », et
qui tient compte également de la « dynamique collective » pour
prévenir du risque du retour de la barbarie. « Et ce risque, qui nous
concerne tous, relève bien d’une dimension globale et universelle. »
Mais si la reconnaissance des mémoires blessées est
nécessaire et indispensable, son efficacité potentielle reste limitée et elle
doit être relayée par une action politique dans le présent. « Le XXIe
siècle qui s’ouvre n’est malheureusement pas débarrassé de cette violence [de
masse]. Une politique de reconnaissance trouve donc aussi son sens dans la
nécessité de faire en sorte de prévenir le retour de ces crimes. Même si, bien
sûr, cela ne suffit sans doute pas. Même si une telle prévention, pour être un
tant soit peu efficace, devrait passer par une pluralité d’actions collectives
dans l’espace public. »
Enfin, force est de constater qu’émergent de nouvelles
formes mémorielles, à travers les générations qui suivent celles qui ont vécu
les expériences traumatiques. Ainsi Gérard Chaliand, né en 1934, revient sur le
génocide arménien et l’héritage qu’il en a reçu : « La mémoire
de ma mémoire n’est pas ce que j’ai vécu mais ce dont j’ai hérité. L’écho d’un
passé. Elle est la partie immergée de mon histoire. »
Aussi faut-il reconnaître ces mémoires traumatiques, les
analyser sous plusieurs angles avec le prisme de l’historien, pour que nous
puissions comprendre, et ne plus réagir uniquement sous le joug d’une émotion
douloureuse. Car le fait de reconnaître permet d’oublier, et oublier peut
ouvrir à des formes de coexistence pacifique au sein de sociétés
pluriculturelles ou marquées par des passés douloureux. Cependant, l’oubli sans
reconnaissance se résumerait au seul point de vue des victimes, sans autre mise
en perspective et donnerait l’illusion d’une réconciliation de façade.
Mémoires blessées
MetisPresses, coll. imprescriptible
120 pages